Un Marsouin ad usum delphini

Août 1944, sur le Lac Saramac, haut dans les Adirondacks.
Il fait mauvais, l'eau est tiède.
Un petit voilier longe la côte à frôler les rochers, et finit par aller au plein.
Le barreur tombe à l'eau.
Il a 65 ans, le coeur fragile, des rhumatismes, une écoute enroulée autour de la jambe, et la voile l'empêche de regagner la surface.
Il garde son calme et la tête d'épagneul qui, défrisée pour la circonstance, émerge un instant plus tard est reconnaissable.
C'est Albert Einstein.
Le destin lui doit encore dix ans.

Ses biographes concluent que le savant oubliait sur l'eau les servitudes de son état et voyait la voile comme un défoulement.
On aurait le droit de penser que le comportement d'Einstein le patron de voilier fut marqué au coin de la même insolence que celui d'Einstein le physicien révolutionnaire.
Un de ses équipiers d'occasion raconte qu'Einstein ayant un jour manqué de justesse d'aborder un plus gros voilier et son invité le rappelant à la prudence, le génial barreur réagit en recommençant deux fois le même jeu avec un rire passablement inquiétant.
Sur l'eau comme sur terre en fait, l'homme qui professait n'avoir d'autre talent qu'une insatiable curiosité restait un physicien fasciné par la simple interaction du vent avec l'eau, qu'il expérimentait comme un miracle renouvelable.
Il ne fut jamais navigateur, mais jamais on ne vit le gros temps le faire rentrer au port, et s'il eut une spécialité, ce fut ce cabotage téméraire et enfantin qui le rapproche post mortem de l'amateur.
Les invités à son bord racontent aussi qu'il profitait les accalmies pour rédiger sa théorie du Champ Unifié si controversée avec la même fébrilité qu'il reprenait sa navigation dès que le vent se relevait.
Cette seconde partie de son oeuvre eût-elle été plus heureuse, composée à terre? Il est difficile de l'affirmer!

Le Marsouin (Tümmler) que de riches protecteurs lui firent construire à leurs frais fut à tous égards un voilier sur mesure.
Pour le style, avouons tout de suite que ses lignes droites semblaient devoir davantage au styliste de la Reichsbahn qu'aux arabesques de l'art, mais comme pour sa maison construite dans l'esprit du Bauhaus, on aura voulu faire moderne.
C'est d'ailleurs bien le modernisme du projet qui frappe le plus en ces années 1920, tant il aurait peu détonné dans un salon nautique d'après-guerre.

L'architecte a d'abord eu soin de garder le gréement "dans" le bateau et de le sous-toiler, tant on craignait de voir le bonhomme au coeur fragile être la victime de sa légendaire imprudence.

Le pied du mât repliable est lesté pour faire contrepoids et permettre le relèvement du mât sans effort: ingénieuse trouvaille à quoi la longévité de nos papis pourrait redonner un avenir!