Une histoire de mer...

Une histoire de mer, comme je n'en ai jamais connu ou lu d'autre aussi extraordinaire…Ça pourrait sembler excessif, mais non, aussi loin que je remonte dans mes lectures je n'ai rien lu ou entendu de semblable.
Elle aurait pu être dramatique, mais le destin, ou la chance, ou le sens marin de ses protagonistes en a décidé autrement.
Elle est vraie. Elle n'a pas eu l'intérêt des médias, les histoires qui finissent bien n'intéressent pas beaucoup, mais l'important pour tous était qu'elle ait eu un dénouement heureux. Et si j'affirme qu'elle est vraie c'est que j'ai pu en parler longuement avec ses deux acteurs, l'un d'entre eux étant mon propre fils.
Si mon fils est aujourd'hui marin c'est un peu de ma faute; depuis l'âge de douze ans il avait gagné sa place de coéquipier sur Bianca dans les régates á deux entre Baléares, péninsule et Sardaigne. Des alternances de deux heures qui font de ces régates des courses de solitaires á mi temps qui ne se rencontrent que le temps d´échanger quelques consignes avant de rejoindre sa couchette. A dix sept ans il s'alignait seul et remportait la MareNostrum, cinq cent milles en solitaire, toujours sur la Bianca familial. Si on ne se prend pas trop au sérieux c'est une belle aventure pour un gamin...
Mais nous, méditerranéens, savions bien que l'épreuve, la vraie, l'Everest du solitaire, la régate initiatique, c'est la mini transat.
Le gosse est têtu, il fête ses vingt ans en septembre 2005 a veille du départ, á La Rochelle. Et l'aventure commence…
Le bateau arrive sans trop d'encombres auX Canaries; lá je n'arrive pas á lui faire embarquer trois semaines de "bouffe" sous le prétexte sidérant qu'il ne voit pas "oú il peut caser tout ça".
L'histoire se déroule á trois jours de l'arrivée á Salvador de Bahía. Naturellement mon régatier de fils se rationne depuis plusieurs jours; la nourriture se fait rare quand il reçoit un appel de Karl, un jeune autrichien , un peu derrière lui. Sur ces longs parcours les contacts radio entre concurrents sont rares.
Karl n'a plus d'eau, il a du rab de nourriture, il propose une rencontre pour un échange, formellement interdite par les règles de régate: mais comment dire non, le gars á soif et puis ils sont loins du "top ten" et se fichent du classement.
Hugo (c'est mon fils) met donc le mini en panne et attend Karl, qui arrive á la nuit tombante. Il y a beaucoup de mer, le mini en panne est á la merci des vagues et Karl, malade et déshydraté rate sa manœuvre d'approche. Les bidons tombent loin des bateaux. Hugo est énervé d'avoir tant attendu, il remonte les voiles et repart en faisant une croix sur le ravitaillement. Karl essaye d'attraper les bidons d'eau…
Je me souviens de la suite du récit á la première personne: "j'ai remis le bateau en route et suis reparti, il faisait nuit. J'ai essayé de rattraper le temps perdu pour rien, risquer une descalification pour un gars que je ne connaissais pas. Mais j'entendais une voix qui me disait "Hugo, reviens!". Plus le temps passait et plus j'étais fébrile.
Pourquoi suis-je revenu sur mes pas? Et au bout de combien de temps?
Je ne sais pas , mais ce fut plus fort que tout, et j'ai fait demi tour, dans la nuit, m'appliquant á calquer ma route sur le trajet que je venais d'accomplir dans l'autre sens, et au bout d'un moment j'ai rencontré le bateau de Karl, voiles battantes, et j'ai crié, et personne n'apparaissait sur le pont, et je pensais que je devenais fou, que c'était impossible, que je rêvais, que c'était un cauchemar, que Karl ne pouvait pas comme ça… Alors je suis reparti dans la nuit, longtemps, ou pas longtemps, je ne me souviens pas. Et puis ma lampe a éclairé la petite forme blanche d'un corps nu et je savais que cette manœuvre lá je n'allais pas la rater…
J'ai hissé Karl á bord; son étreinte rendait superflue toute parole. "
L'histoire a connu une fin heureuse; Karl est remonté dans son mini, il est né deux fois.
La classe mini n'a pas pénalisé nos deux marins, préférant ne pas ébruiter l'affaire; je suppose que cette régate n'est pas facile á organiser et doit bénéficier de nombreuses dérogations.
Karl continue á naviguer, mais jamais plus en solitaire.
Hugo a rajouté deux autres minitransats á son parcours, puis un tour du monde par les trois caps. Lui continue á préférer naviguer seul, mais il sait bien que sans cette chance lui aussi ne serait pas vraiment assez vivant pour continuer sa vie de marin.
Nous nous efforçons d'être assez cartésiens á la maison et si parfois cette histoire est évoquée nous ne nous réfugions pas dans des explications ésotériques pour expliquer le pourquoi de ce demi tour. C'est une histoire, c'est tout.
Elle est difficile á raconter, cette histoire, et avec le temps nous ne nous y essayons plus beaucoup. Pardonnez mes maladresses, j'estime qu'elle méritait un talent que je ne possède pas.